jeudi 25 avril 2013

Le 2ème monde, celui de l’économie et de ses mathématiciens roublards (de l’invention du 3% aux équations fausses du FMI)

(Ou la pensée magique au pays des mathématiques)


Le 2ème monde ?

Peut-être avez-vous lu cet article "en cours de rédaction", dans lequel je tente de sortir prudemment de la caverne platonicienne de notre cerveau. J’y mentionne le psychologue Rupert Riedl, qui avait fini par trouver une seule et même origine à toutes les erreurs désastreuses de notre raisonnement : "une vérification dans le domaine de la pensée est prise pour une vérification réelle et réussie dans le monde concret".

Riedl expliquait comment un monde théorique est peu à peu venu s’ajouter au monde observable, un deuxième monde permettant de tout pouvoir penser. Platon fut probablement l’inventeur de ce deuxième monde, qu’il appelait le monde des idées. De nos jours, le monde qui prétend pouvoir tout penser, c’est bien le monde des mathématiques. Son langage, incompréhensible par la plupart des mécréants, impressionne tout autant que le latin qui rendait vénérables les plus grosses absurdités de la scolastique médiévale.

Ne vous méprenez pas sur cette introduction, je fais métier d’ingénieur et je vénère les sciences plus que la religion. Mais je n’oublie jamais de compter parmi les plus indispensables, les sciences humaines.

Mais assez parlé de moi. Découvrons plutôt ensemble comment la sacro-sainte règle d’or du 3% a été inventée par deux mathématiciens économistes un soir très tard, en 1981, et aussi comment deux mathématiciens d’Harvard, anciens cadres du sinistre FMI, ont produit une encyclique économique truffée de calculs faux sur laquelle tous nos grands leaders se sont appuyés pour combattre la dette !



Retour vers les années 80 à la recherche du 3% !


Vous voulez vraiment savoir comment est née la sacro-sainte règle budgétaire du 3% de déficit ? Alors lisez ce témoignage de Guy Abeille, publié sur le site de la Tribune.fr, et vous apprendrez comment, chargé de mission au ministère des Finances sous Giscard puis au début de l'ère Mitterrand, il fut convoqué un soir de 1981, avec son camarade de promotion Roland de Villepin (cousin de Dominique), par Pierre Bilger, devenu le tout récent n°2 de la Direction du Budget pour inventer "vite fait bien fait", une règle "vitrifiante", marquée du sceau de l’expert, et par là, sans appel…


Le président François Mitterrand avait demandé de pouvoir disposer d’une règle, simple, utilitaire, qu’il aurait beau jeu de brandir à la face de ses ministres les plus budgétivores !
Formés à l'ENSAE, Messieurs Abeille et de Villepin étaient considérés dans la faune locale dit M. Abeille :"comme appartenant à l'espèce, rare au Budget, des économistes, et plus spécialement, car passablement mâtinés de mathématiques (nous sommes des ingénieurs de l'économie, en quelque sorte), de la sous-espèce des économistes manieurs de chiffres".
Monsieur Abeille explique avec une grande franchise, comment lui et son compère, n’ayant aucune idée de départ et ne disposant de l’appui d’aucune théorie économique, se sont habilement dépatouillés de ce défi insolite lancé par l’exigeant président.

Je cite monsieur Abeille :
"Pressés, en mal d'idée, mais conscients du garant de sérieux qu'apporte l'exhibition du PIB et de l'emprise que sur tout esprit un peu, mais pas trop, frotté d'économie exerce sa présence, nous fabriquons donc le ratio élémentaire déficit sur PIB, objet bien rond, jolie chimère (au sens premier du mot), conscients tout de même de faire, assez couverts par le statut que nous confèrent nos études, un peu joujou avec notre boîte à outil. Mais nous n'avons pas mieux. Ce sera ce ratio. Reste à le flanquer d'un taux. C'est affaire d'une seconde. Nous regardons quelle est la plus récente prévision de PIB projetée par l'INSEE pour 1982. Nous faisons entrer dans notre calculette le spectre des 100 milliards de déficit qui bouge sur notre bureau pour le budget en préparation. Le rapport des deux n'est pas loin de donner 3%."

Lisez la totalité de ce texte édifiant et vous comprendrez mieux comment s’est construit le destin fabuleux de ce 3%, qui est devenue la sacro-sainte règle d’or du traité budgétaire !
Vous commencerez peut-être même de comprendre à quel point le seul fait d’être un mathématicien sachant manier les chiffres avec art, donne pouvoir de régler l’ordre des affaires de ce bas monde, selon les règles d’un autre monde, celui des mathématiques, règles qu’il vous suffira de connaître, à défaut de les comprendre.

Cliquez sur le lien suivant pour lire ce témoignage : Pourquoi le déficit à 3% du PIB est une invention 100%... française



L’importance des mathématiques en économie, et ailleurs aussi.

Mais je pense que chacun de nos jours a compris l’importance des mathématiques, sinon tant de parents ne pousseraient pas leurs enfants avec tant d’insistance à préparer le bac scientifique. Les mathématiques sont garantes d’un bel avenir pour nos bambins, un peu comme l’était sous l’ancien régime les carrières de robe et d’épée. Sans la maîtrise des mathématiques, à défaut d’être traders, économistes ou banquiers, vos chers bambins ne pourront pas même accéder aux filières littéraires ni même aux métiers manuels.



Du vécu…

Dans une moindre échelle, je sais de quoi parle Guy Abeille, car dans mon métier d’ingénieur, j’ai souvent l’occasion de lire des rapports, disons "très légers", mais malgré tout nimbés de l’aura de la vérité, puisque rédigés par de prétendus "sachants" (peut-être même m’est-il arrivé d’en rédiger aussi). L’arrivée de l’informatique a même démultiplié cette impression de vérité dans les études. Croyez-moi si je vous dis que la plus vaseuse des études de faisabilités, peut prendre tous les aspects des tables de la loi, si elle est élégamment présentée dans un rapport fait sous Word, agrémenté de gracieux graphiques faits avec Excel ! Ne parlons même pas de la présentation avec PowerPoint qui fera le même effet que dieu parlant au travers du buisson ardent.

Excel l’incontournable tableur, est justement évoqué dans cet autre exemple affligeant concernant les erreurs de deux mathématiciens de l’université de Harvard !





Les chercheurs se plantent à Harvard

Imaginez que deux brillants économistes réputés de Harvard (et anciens cadres du FMI), Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff ont publié en 2010 un article intitulé "Croissance en période de dette" ("Growth in a Time of Debt"), et que ces deux gugusses avaient fait tout simplement fait passer à la trappe  cinq pays (Australie, Autriche, Canada, Danemark et Belgique) dans leur panel, qu’ils avaient  utilisé une méthode jugée contestable, de pondération des pays entre eux, et encore plus plus fort, le tableur Excel utilisé comme support de l'étude comportait une erreur de formule !


Ces deux brillants représentants du deuxième monde avaient donc calculé, en s’appuyant sur des données collectées entre 1946 et 2009, que le taux de croissance moyen était de - 0,1 % pour les pays endettés à plus de 90 %, alors que leurs confrères de l'université du Massachusetts à Amherst Thomas Herndon, Michael Ash et Robert Pollin, l’ont estimé à 2,2 %, avec exactement les mêmes données (mais sans les grosses erreurs !).



Erreur tragique au FMI, un pays meurt, la Grèce…

Un autre exemple ? Lisez cet article publié le 12 mars dernier sur le site du Monde.fr. Vous y apprendrez comment le FMI s’est lourdement trompé dans ses savants calculs concernant la Grèce.


L'erreur de calcul du FMI est responsable de l'augmentation de presque 200 % de la récession par rapport aux pronostics, et de la tiermondialisation du pays ! Croyez-vous que cet aveu aurait pu être une occasion de présenter des excuses au peuple Grec et de corriger le tir ? Ben non, chez ces gens là monsieur, on ne s’excuse pas monsieur, on ne s’excuse pas. D’ailleurs, comment s’excuser ? Comment s’excuser de plus de 4 000 suicides, de l'appauvrissement de 3,5 millions de personnes, de la baisse de deux ans de l'espérance de vie, d'un taux de chômage qui dépasse l'entendement, de l'explosion du nombre d'interruptions volontaires de grossesse et des abandons de nourrissons pour des raisons purement économiques, du démantèlement de vies humaines et de familles, du nombre incontrôlable des SDF dû à la destruction progressive de la classe moyenne, de l'insupportable spectacle des Grecs qui, au XXIe siècle, sont de plus en plus nombreux à chercher de quoi manger dans les ordures, du démantèlement de l'Etat-providence, et de bien d'autres horreurs impardonnables.

Comment s’excuser de cela monsieur, lorsque l’on vit dans le deuxième monde ?

Vous pouvez lire l'article en cliquant sur ce lien : Grèce : l'erreur du FMI passée sous silence



En guise de conclusion...


Une dernière citation à propos de la croissance : "Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste." Kenneth Boulding (1910-1993), président de l'American Economic Association.

C’est normal Monsieur Boulding, dans le deuxième monde, celui des mathématiques, l’infini existe. Ce n’est pas comme sur la terre ferme. CQFD 😉






Post Scriptum :

Afin de ne pas me fâcher avec les mathématiciens, je vous dois l'honnêteté de préciser qu'il y a aussi des économistes "littéraires". A la même époque que M. Abeille, il y avait par exemple Erik Orsenna, qui avait été missionné par François Mitterrand pour écrire ses discours. Erik Orsenna avait la tâche difficile de trouver des synonymes aux mots "rigueur" et "restriction", afin de mieux faire avaler aux Français le virage libéral de 1983.

L'écriture est aussi, bien naturellement, un moyen de créer un deuxième monde.

Mais prenons-garde malgré tout, car un système qui efface progressivement la réalité et construit un monde fictif où les individus n'ont plus aucune capacité à juger leurs actes, cela s’appelle, ...un régime totalitaire…



Bertrand Tièche






samedi 6 avril 2013

L'allégorie de la caverne revisitée : L’homme prisonnier de son cerveau.







Transtio vous propose de le suivre dans un bien étrange voyage. Nous allons descendre prudemment dans la mystérieuse caverne de Platon, puis tenter de retrouver ensemble le chemin de la sortie.


Peut-être ne connaissez-vous pas, ou ne vous souvenez-vous plus, de l’allégorie de la caverne de Platon ? Il s’agit d’une astucieuse parabole contée par ce vieux sage, dans le Livre VII de son fameux best-seller, " La République ".


Elle met en scène des hommes enchaînés et immobilisés dans une demeure souterraine qui tournent le dos à l'entrée et ne voient devant eux que leurs ombres et celles d'objets manipulés derrière eux, par-delà un feu. Elle décrit en termes imagés la capacité des hommes à accéder à la connaissance de la réalité, ainsi que la non moins difficile transmission de cette connaissance. »


Vous pouvez en lire un extrait sur cette page de mon blog-note : " L'allégorie de la Caverne ".


Les textes de Platon faisant l’objet de commentaires depuis déjà 25 siècles, je me permets fort modestement, de livrer à votre réflexion, ce que cette fameuse allégorie m’a inspiré, à propos de la « transition », sujet qui me préoccupe.

Accordez-moi s’il vous plait le postulat suivant, que la Transition est nécessaire, puisqu’elle conditionne la survie de l’espèce. Conservons alors cette posture Darwinienne et posons-nous la question de savoir si elle est vraiment possible.


Saurons-nous développer les comportements nouveaux qui nous permettrons de survivre aux changements majeurs de notre environnement ?

Rassurons-nous, il ne nous sera pas nécessaire de développer de nouvelles facultés corporelles, telles que le vol, le galop, la résistance au froid ou à la chaleur (encore que dans ce dernier cas, parait-il…). Non, ce qui va devenir semble-t-il de plus en plus urgent de développer, c’est une faculté bien plus difficile, celle de penser "autrement". Mais avant d’imaginer possible cette ambitieuse mutation, peut-être devrions-nous, à l’instar de Socrate, le maître de Platon, réfléchir sur ce que penser veut dire. Pour cela, peut-être faudrait-il que nous nous inquiétions de savoir comment fonctionne notre cerveau et comment celui-ci élabore ce que nous appelons la pensée. Vous vous dites : « Oh là quel programme ! », mais pourquoi ne pas essayer ensemble ?

C’est une citation d’Henri Laborit, l’un des pionniers français de l’étude de la biologie du comportement qui m’a donné l’idée de cette folle enquête : "Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les Hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent, tant qu’on n’aura pas dit que, jusqu’ici, c’est toujours pour DOMINER les autres, il y a peu de chance qu’il y ait quelque chose qui change."


Le fonctionnement du cerveau

La lecture des ouvrages d’Henri Laborit dans les années 80 fut un grand choc pour moi. Il fut l'un des premiers scientifiques à expliquer aussi clairement la structure et le fonctionnement de notre cerveau. Je devrais dire plutôt "de nos cerveaux", c'est-à-dire la superposition de cerveaux dont nous avons hérités de chaque étape de notre longue évolution. Je vous propose de lire sur mon Blog-notes, cet extrait d’un texte d’Henri Laborit qui vous permettra de prendre conscience de l’importance de ses découvertes : "L'éloge de la fuite"

La lecture de ses ouvrages les plus connus, "L’agressivité détournée", "L’éloge de la fuite", ou "La nouvelle grille", m’ont beaucoup aidé à mieux comprendre mon comportement ainsi que celui de mes proches. Comprendre par exemple, que si l’on est si énervé par son ou sa conjointe, le soir en rentrant chez soi - ce n’est pas parce qu’il ou elle est si insupportable, mais que c’est parfois parce que l’on n’a pas pu mettre son poing dans la figure du chef de service qui vous pourrit tant la vie au boulot - ça peut aider à éviter d’inutiles scènes de ménage (c’est encore mieux si votre partenaire a lu aussi Henri Laborit). En effet, confronté à un stress provoqué par notre environnement, notre cerveau ne nous propose que bien peu de solutions : soit combattre, soit fuir.

Ces deux alternatives étaient probablement suffisantes du temps des cavernes, mais elles ne sont plus guère adaptées à nos sociétés policées. Vous pouvez malgré tout essayer de combattre dans le cadre d’actions politiques, syndicales ou associatives. Vous pouvez aussi essayer de fuir, grâce à la création artistique, le rêve, la musique, etc. Dans tous les cas, si vous ne réagissez pas convenablement à cette agression, votre agressivité refoulée risque de se déverser inutilement sur vos proches, voire sur vous-même ! Vous déclencherez alors une quelconque maladie qui pourra même vous tuer ! Voilà pourquoi ceux qui combattent ou qui créent, vivent plus heureux et plus longtemps (Voir mon article précédent : Soyez négatifs, mettez-vous en colère. Vous vivrez heureux et longtemps !)

Henri Laborit m’a également appris que nous étions les autres. Nous sommes constitués en grande partie de toutes les rencontres que nous avons eues avec les autres depuis notre naissance. « Un enfant sauvage abandonné loin des autres ne deviendra jamais un Homme. Il ne saura jamais marcher ni parler. Il se conduira comme un petit animal. Grâce au langage, les Hommes ont pu transmettre, de générations en générations, toute l’expérience qui s’est faite au cours des millénaires du monde. Il ne peut plus maintenant et depuis longtemps déjà, assurer à lui seul sa SURVIE, il a besoin des autres pour vivre, il ne sait pas tout faire, il n’est pas POLYtechnicien.». Sans les autres donc, nous ne sommes rien.


Lorsque l’on a compris cela, on a fait un pas vers la sortie de la caverne platonicienne, mais un pas ne suffit pas…


La construction du cerveau et son évolution

J’ai fait un nouveau pas, à la lecture de « L’homme neuronal » de Jean-Pierre Changeux. Jean-Pierre Changeux explique dans ce livre, non seulement le fonctionnement du cerveau, mais aussi comment se forment les idées et la pensée. Et comme le présent article de Transitio pose la question du changement de la façon de penser, je vous propose de lire l’extrait suivant qui évoque la question de la poussée évolutive de notre cerveau :
« Une ouverture sur le monde extérieur compense le relâchement d’un déterminisme purement interne. L’interaction avec l’environnement contribue désormais au déploiement d’une organisation neurale toujours plus complexe en dépit d’une mince évolution du patrimoine génétique. Cette structuration sélective de l’encéphale par l’environnement se renouvelle à chaque génération. Elle s’effectue dans des délais exceptionnellement brefs par rapport aux temps géologiques au cours desquels le génome évolue. L’épigénèse par stabilisation sélective économise du temps. Le darwinisme des synapses prend le relais du darwinisme des gènes.
Les mécanismes génétiques qui sont intervenus dans cette « poussée évolutive » resteront vraisemblablement longtemps hors d’atteinte. Les transitions des pré-Australopithèques aux Australopithèques, de ceux-ci aux premiers Homo habilis, se sont-elles produites dans le temps, de manière abrupte ou « ponctuées » ? Au contraire, des passages graduels avec hybridation féconde entre groupes génétiquement hétérogènes ont-ils eu lieu entre Homo erectus et Homo sapiens ou entre l’homme de Neandertal et l’homme moderne ? On aimerait disposer d’une réponse précise. L’aura-t-on jamais ?
Une des plus-values de la divergence évolutive qui mène à l’Homo sapiens est, bien entendu, l’élargissement des capacités d’adaptation de l’encéphale à son environnement, accompagné d’un manifeste accroissement des performances à engendrer des objets mentaux et à les recombiner. La pensée se développe, la communication entre individus s’enrichit. Le lien social s’intensifie et, pendant la période qui suit la naissance, marque le cerveau de chaque sujet d’une empreinte originale et largement indélébile. A la « différence » des gènes se superpose une variabilité individuelle – épigénétique – de l’organisation des neurones et de leurs synapses. La « singularité » des neurones recoupe l’hétérogénéité des gènes et marque chaque encéphale humain des traits propres à l’environnement particulier dans lequel il s’est développé. »

Les savants n’ont donc pas encore trouvé comment cette poussée évolutive s’est produite, mais ils progressent.

Personnellement, ce qui m’interroge le plus, c’est que la nature des changements environnementaux qui jusqu’alors provoquaient nos "bonds évolutifs", a grandement changé. Aujourd’hui, serais-je tenté de dire, l’environnement qui nous pose un problème, n’est rien d’autre que nos sociétés malades, c'est-à-dire nous-même. Nous sommes partout et nous sommes immergés totalement dans une sorte d’anthroposphère, bombardée sans cesse de nos échanges d’informations. Plus de terres vierges à découvrir pour construire des mondes meilleurs, ou vers lesquelles tout simplement s’enfuir. Les sociétés humaines ont achevé de remplir le petit monde fini de notre petite planète. Nous avons donc grandement besoin d’utiliser notre talent "à engendrer des objets mentaux et à les recombiner"qui s’est peut-être quelque peu assoupi depuis le temps des cavernes.


Lorsque l’on a compris cela, on a fait un pas vers la sortie de la caverne platonicienne, mais un pas ne suffit pas.


Les limites de la pensée, et ses pièges

Ce que nous appelons le silence, n’est que la limite de notre capacité d’entendre. Votre chien n’a pas le même silence que vous, et que dire d’un radiotélescope qui entend le bruit de fond de l’univers ? Cette comparaison un peu étrange, pour signifier que ce que nous percevons de la réalité du monde n’est qu’une interprétation de notre cerveau limitée par nos sens et surtout par sa capacité de comprendre.

Edgard Morin le décrit clairement dans son livre « La méthode - L’humanité de l’humanité » :
« Le cerveau est enfermé dans sa boîte crânienne, et il ne communique avec l’extérieur que par le biais des terminaux tactiles, les traduisant en un code spécifique, transmettent ces informations codées en diverses régions du cerveau, qui les traduisent et les transforment en perception. Ainsi, toute connaissance, perceptive, idéelle ou théorique, est à la fois une traduction et une reconstruction.
Aucun dispositif cérébral ne permet de distinguer l’hallucination de la perception, le rêve de la veille, l’imaginaire du réel, le subjectif de l’objectif. Ce qui permet la distinction, c’est l’activité rationnelle de l’esprit, qui fait appel au contrôle de l’environnement (résistance physique du milieu au désir), de la pratique (action sur les choses), de la culture (référence au savoir commun), d’autrui (voyez-vous la même chose que moi ?), de la mémoire, de la logique. Autrement dit, la rationalité peut être définie comme l’ensemble des qualités de vérification, contrôle, cohérence, adéquation, qui permettent d’assurer l’objectivité du monde extérieur et d’opérer la distinction et la distance entre nous et ce monde.
Dès lors, vu que toute connaissance est traduction et reconstruction et que les fermentations fantasmatiques parasitent toute connaissance, l’erreur et l’illusion sont les problèmes cognitifs permanents de l’esprit humain. »

Mais les limites de notre pauvre cerveau ne concernent pas seulement la perception d’une quelconque réalité, car même sa capacité de penser certains concepts lui pose problème. Là encore, nous sommes tributaires de notre longue évolution. Nous partageons même des mécanismes de pensées en commun avec les animaux, comme le mirage de la pensée causale, le fameux « si ceci, alors cela ». Rupert Riedl évoque en exemple, la coïncidence de la nourriture et de la cloche, qui donne lieu pour un animal à la prévision d’une relation causale nécessaire. Nos superstitions se bâtissent sur le même schéma. "Nous faisons exactement le même type de prévision « si… alors… » que celles de nos ancêtres du monde animal ont profondément intégré comme un programme inattaquable, parce que s’avérant dans de multiples occasions, essentiel à la survie.".

C’est en lisant "L’invention de la réalité - Contribution au constructivisme" publié en 1981 sous la direction de Paul Watzlawick, que j’ai découvert Rupert Riedl et nombre de brillants chercheurs investiguant les limites de la pensée.

Paul Watzlawick présentait ainsi ce livre :
"Le rapport étroit entre réalité et communication est une idée relativement neuve. Si les physiciens et les ingénieurs ont depuis longtemps résolu les problèmes liés à la transmission efficace de signaux, si les linguistes ont été durant des siècles engagés dans l’exploration de l’origine et de la structure des langues, si les sémanticiens ont fouillés la signification des signes et des symboles, c’est seulement récemment que la pragmatique de la communication – autrement dit, l’étude des modes de communication par lesquels des individus peuvent en venir à entretenir des rapports délirants, ainsi que des différentes visions du monde qui en résultent – est devenue un terrain de recherches autonome."

Le psychologue Jay Forester a écrit : "L’esprit humain est incapable de comprendre les systèmes sociaux humains." Et c’est vrai. Nos conceptions innées ont été sélectionnées pour faire face au modeste environnement causal qui était celui de nos ancêtres animaux. Mais elles ne sont plus adaptées aux responsabilités auxquelles notre monde technocratique nous confronte. Notre mode de penser causal et unidimensionnel n’est pas capable de trouver une solution. Pour cette raison, nous construisons des vérités et des causes sociales qui s’excluent réciproquement. Et la décision appartient toujours à ce pouvoir aveugle qui, reconnaissons-le nous fait à tous peur.
La question se pose donc de savoir ce que nous sommes capables de penser. J’ai trouvé dans mes lectures quelques réponses qui ne m’ont guère rassuré. Penser ne va pas de soi, tant nous sommes accablés par nos déterminismes. Pas seulement ceux hérités de notre longue évolution d’animaux humains, mais aussi ceux gravés en nous par nos milieux culturels, sociaux, familiaux, éducatifs, et j’en passe…

Lorsque l’on a compris cela, on a fait un pas de plus vers la sortie de la caverne platonicienne, un pas hésitant, mais un pas ne suffit pas.


Trop compliqué ? Une solution, le 2ème monde ?

Certains, pourtant, ont la prétention de pouvoir tout penser, ou plutôt, tout théoriser…

Voici ce qu’en dit Rupert Riedl :
"Nous avons évoqué précédemment l’avantage qu’avait représenté l’acquis de la conscience dans le processus de l’évolution – à savoir, l’avantage de pouvoir transférer le risque de mort de l’individu à celle de l’hypothèse qu’il fait. Ce passage de la réalité matérielle au domaine de la pensée est sans doute un des plus importants acquis de l’histoire de l’évolution. Mais on ne doit cependant pas oublier les pièges liés à ce progrès. Toutes les erreurs désastreuses qui en ont résulté ont la même origine : une vérification dans le domaine de la pensée est prise pour une vérification réelle et réussie dans le monde concret.
Quelque chose comme un deuxième monde est alors apparu : un monde théorique est venu s’ajouter au monde observable. Mais qui décide quand ces deux mondes se contredisent ? Où trouver la vérité ? Dans nos sens qui nous trompent, ou dans notre conscience à laquelle on ne peut se fier ? Et la commence précisément le dilemme de l’être humain : il est désormais confronté à la coupure de son monde en deux parties – coupure particulièrement douloureuse parce qu’elle le partage aussi lui-même en deux, en corps et âme, en matière et esprit. On trouve là aussi la racine du conflit qui fait partie de l’histoire de notre civilisation depuis deux millénaires et demi : celui qui oppose le rationalisme et l’empirisme, l’idéalisme au matérialisme, les sciences exactes aux sciences humaines, les interprétations causales aux interprétations finalistes, l’herméneutique au scientisme."

Le monde théorique présente l’énorme avantage de pouvoir tout penser, du moins le prétend-il. Il ne vous a sûrement pas échappé que certains mathématiciens par exemple, assurent avec candeur, qu’ils sont capables de tout modéliser par de savants calculs, que ce soient les marchés financiers, le climat, où les intentions de votes. Et plus les modèles mathématiques seront compliqués, plus ils auront l’air vrais, et plus cette "vérification dans le domaine de la pensée sera prise pour une vérification réelle et réussie dans le monde concret".



Lorsque l’on a compris cela et bien d’autres choses encore, on se retrouve enfin au dehors, mais…

Mais je crains de vous lasser, en vous détaillant ainsi le détail de mes trente années (au moins) de tâtonnantes investigations. Le chemin qui mène hors de la caverne est parfois bien long. De plus, ce long voyage m’ayant surtout appris à douter de tout, je ne suis pas sûr qu’une fois sorti de ladite caverne, je ne me retrouve pas dans une autre caverne encore bien plus grande…

Revenons donc plutôt à la question qui nous préoccupe, est-il possible de penser autrement ?

Et si la question était mal posée ? (Est-ce que je me pose cette question parce que je ne vois plus la suite du chemin ?)



Mais si la question était vraiment mal posée ?

Au fil de mes lectures, l’idée étrange m’est parfois venue, que tout ce que pouvait penser l’homme était déjà en lui depuis ses débuts. Savez-vous, par exemple, que l’idée des robots existe déjà dans le chant XVIII de L’Iliade d’Homère (800 ou 900 ans avant notre ère).
Tout ce qui est humain est pensable, a déjà peut-être été pensé ou le sera bientôt.
Certains parmi nous, au milieu de l’humaine multitude, savent penser, différemment, autrement.


A SUIVRE... 😉