lundi 29 décembre 2014

"Qui bêle, les suive !" Petite réflexion sur l’opinion

Article mis à jour le 21 juillet 2023.

Petite réflexion sur l'opinion et sur le "biais de conformité"



De l'opinion,


    La décision d’écrire enfin cet article m'est venue en découvrant la petite vidéo publiée sur le site d’Arrêt sur image, que je vous propose en bas de cette page. Je conservais depuis des années dans mon ordi des notes et des citations en vue d’écrire un semblable article, ce fut une occasion de m’y mettre.

    Je sais que j’ai du mal à "faire court" et que bon nombre d’entre vous ne me liront pas dans le détail. J’espère que ceux-là s'arrêteront sur cette vidéo et que celle-ci les aidera à se poser quelques questions sur leurs opinions. 😉

    J'aurais pu écrire cet article en n'y listant que des citations, tant la nature de l’opinion pose question à l'homme depuis que celui-ci en a (des opinions), mais j'aurais couru le risque de vous lasser. J'espère que ma manière très personnelle d'écrire des articles ne vous ennuiera pas. Faisons-nous confiance et lisons-le, ensemble.



Le grand débat.


    Depuis le débat entre Aristote et Protagoras, l’opinion pose en effet question du point de vue de son rapport à la vérité. Pour faire simple, Protagoras, qui disait que l’homme était la mesure de toute chose, soutenait que chacun avait sa propre vérité. Aristote réfutait cette assertion en affirmant que lorsque deux opinions s’opposent, elles ne peuvent pas être vraies en même temps, ce qui impliquait qu’il y ait une vérité absolue.





De l'interprétation du monde.


    Sans sombrer dans des abîmes de réflexion, on peut malgré tout constater qu'il y a comme une sorte de confusion entre l’opinion et la vérité. On peut concevoir en effet qu’une loi scientifique puisse passer pour une vérité, comme la loi de la gravitation universelle ou la vitesse de la lumière (jusqu’à ce que la science face un nouveau pas en avant). Mais un choix éthique relève plus de l’ordre de l’opinion, comme la question de la peine de mort.

    De plus, la question se complique lorsque l’opinion vient fausser l’esprit scientifique comme l’illustrait si brillamment Voltaire dans l’article sur l’esprit faux de son dictionnaire philosophique (ou beaucoup plus modestement, Transitio dans cet article sur les hérétiques en matière de science).

    L’origine de ce problème vient de ce que l’opinion et la vérité ont à voir avec l’interprétation que nous avons du monde, les limitations de nos sens s'interposant entre nous et sa réalité qui nous sera à jamais inaccessible.

Si le sujet vous intéresse, je vous conseille de lire les articles suivants sur Transitio :
    On peut, malgré toute cette apparente complexité, considérer qu’une vérité scientifique est du fait de sa nature, stable dans le temps, voire immuable. Alors qu’une opinion est plutôt vouée à évoluer, voire à changer complètement, au gré de notre expérience de la vie.

Pour ceux qui se vantent de ne jamais changer d'avis...



    Notre opinion devient alors un révélateur de qui nous sommes. Descartes remarquait déjà que nos opinions étaient des préjugés et Nietzsche affirmait dans "par-delà le bien et le mal" :
"Jusqu’à présent, toute grande philosophie fut la confession de son auteur, une sorte de mémoires involontaires".









    En fait, il semble bien que nos opinions ne soient rien d’autres que les reflets de nos préjugés et de nos angoisses.

Dis-moi ton opinion et je te dirai qui tu es et d'où tu viens !



De l'opinion publique...


    Mais ce n’est ni à l’aspect philosophique, ni à l’aspect scientifique de l’opinion que nous allons nous intéresser dans cet article.
    Vous l’avez probablement remarqué, nos démocraties reposent depuis toujours sur l’opinion publique. Raison pour laquelle, les politiciens se préoccupent de notre opinion.
    Certains même se préoccupent de la fabriquer. Si vous n’avez pas lu l’article de Transition sur le livre Propaganda, publié en 1929 par l’américain Edward Bernays, allez-y tout de suite (et revenez finir celui-ci).



Voici ce qu'écrivait ce penseur de la "fabrication du consentement" :

"L’instruction généralisée devait permettre à l’homme du commun de contrôler son environnement. A en croire la doctrine démocratique, une fois qu’il saurait lire et écrire il aurait les capacités intellectuelles pour diriger. Au lieu de capacités intellectuelles, l’instruction lui a donné des vignettes en caoutchouc, des tampons encreurs avec des slogans publicitaires, des éditoriaux, des informations scientifiques, toutes les futilités de la presse populaire et les platitudes de l’histoire, mais sans l’ombre d’une pensée originale. Ces vignettes sont reproduites à des millions d’exemplaires et il suffit de les exposer à des stimuli identiques pour qu’elles s’impriment toutes de la même manière."


    Le gouvernement français vient de franchir sans honte aucune, la limite de la décence en matière de propagande, puisqu'il vient de mettre à la disposition de ses derniers fidèles, désespérés par sa politique, un petit kit de questions & réponses, à utiliser dans les dîners de famille pour le réveillon.

    Le gouvernement vous dit quoi répondre au cousin ou au copain qui osera se plaindre auprès de vous de sa politique !

C'est à peine croyable, mais c'est vrai !

Lisez cet excellent article du site "arrêt sur image" en cliquant sur l'image ci-dessous.


Voici l'adresse du site officiel où se trouve ce kit incroyable :

Et voici sa version papier à télécharger sur mon drive : kit_repas_famille.pdf

Nota : Ces liens sont toujours actifs au 21/07/2023 !

    Le pire, c'est que je suis sûr que bon nombre de mes concitoyens ne seront pas choqués par ce ridicule instrument de propagande, financé avec leurs euros !

    Voilà pour la politique, pour ce qui est du reste de l'information qui vous est distillée, je vous propose de regarder ce film documentaire : "Jeu d'influences, les stratèges de la communication". Il n'a pas été réalisé par des adeptes de la théorie du complot et il a reçu la bénédiction de LCP, la chaîne de télévision de l'Assemblée nationale !

Mise à jour au 21/07/2023 :
Ce film n'est plus accessible sur la chaîne LCP, mais on le trouve toujours sur le WEB, principalement sur Dailymotion. Cliquez sur l'image ci-dessous pour le regarder :




Celui-ci n'est pas mal non-plus : La fabrication du consentement
Et celui-ci aussi : Savez-vous lire les camemberts ?

Revenons à nos moutons...




Où il est question de nos angoisses...

    De même que notre opinion personnelle révèle en partie quelles sont nos angoisses secrètes, l’opinion publique reflète les angoisses de notre société.
    Une société constituée d’individus capables de surmonter leurs angoisses aura tendance à être plus libre et plus démocratique qu’une société constituée d’individus apeurés, voire en état de choc permanent. Ces derniers en effet seront plus attirés par l’illusoire sécurité que semblera leur apporter une société autoritaire, voire totalitaire, qui les débarrassera de l’angoissant fardeau de penser, en leur apportant des réponses simples à toutes les questions compliquées. Vous voyez à qui je pense ?

    S’il y a bien une occasion de nous angoisser dans nos sociétés devenues si complexes, n'est-ce pas lorsque nous sommes sans cesse sollicités pour donner notre opinion sur des sujets qui bien souvent dépassent les limites de notre modeste entendement ?

Exemple ?

Répondez rapidement à ces questions de société (pas vraiment orientées) et étayez vos réponses par des arguments !
  • Quelles sont précisément les décisions que nos gouvernants devraient prendre en matière de régulations bancaires ?
  • Concernant l’énergie nucléaire, est-t-il plus judicieux d’utiliser le thorium de préférence à l’uranium ?
  • Pour quelles raisons doit-on poursuivre une politique spatiale ambitieuse ?
  • Quelles solutions techniques doit prendre l’industrie pour lutter efficacement contre le réchauffement climatique ?
  • Pourquoi l’industrialisation de l’agriculture et de l’élevage est-elle la seule solution pour nourrir sainement toute la population ?
  • Pouvez-vous expliquer pourquoi il est judicieux de supprimer des emplois en France pour en créer à l'autre bout du monde, dans le but de produire des produits moins chers que les chômeurs ne pourront pas s'offrir ?
  • Sur la base des informations en votre possession, expliquez pourquoi une croissance économique infinie est possible dans un monde fini aux ressources limitées ?
Oups ! Plus facile de répondre à la question concernant le temps qu’il fera demain ! (Et encore, j'avais choisi des questions faciles !) 😉



Croire ou penser ?

    Vous comprenez bien pourquoi avoir un avis sur tout devient stressant et que pour certains d’entre nous, il devient plus facile d’y renoncer et de dire ou laisser dire que tout est de la faute des arabes et que tel leader charismatique apportera la "solution finale".

    Vous comprenez également pourquoi il est plus facile de croire que de penser. Sénèque, le philosophe romain, disait déjà :

"Chacun aime mieux croire que juger par lui-même". (Unusquisque mavult credere quam judicare)
(Connexion non sécurisée mais sans risque)


Pour la plupart d’entre nous (y compris moi, car je fais partie de ce nous), la facilité est de nous dire comme Aristote :
"Ce qui semble juste à beaucoup, nous disons que c’est vrai". (Ha men pollois dokei tauta ge einai phamen).

    Aussi, afin de ne pas passer pour des imbéciles, nous nous référerons à des spécialistes qui font métier de penser les plus difficiles sujets. Même si comme le disait Schopenhauer dans son célèbre ouvrage "L’art d’avoir toujours raison" :

"Les gens du commun ont un profond respect pour les spécialistes de tout ordre. Ils ignorent que celui qui se fait profession d’une chose n’aime pas la chose même, mais ce qu’elle lui rapporte – et que celui qui se fait profession d’une chose la connaît rarement à fond, car s’il l’étudiait à fond, il n’aurait en général plus le temps de l’enseigner."



Ainsi se forge une opinion commune. Mais comme le disait encore cet agaçant Schopenhauer :

"Ce qu’on qualifie d’opinion commune est, à bien l’examiner, l’opinion de 2 ou 3 personnes ; et c’est de quoi nous pourrions nous convaincre si nous pouvions seulement observer la manière dont naît une pareille opinion commune. Nous découvririons alors que ce sont 2 ou 3 personnes qui ont commencé à l’admettre ou à l’affirmer, et auxquelles on a fait la politesse de croire qu’ils l’avaient examinée à fond ; préjugeant de la compétence de ceux-ci, quelques autres se sont mis à admettre également cette opinion ; un grand nombre d’autres gens se sont mis à leur tour à croire ces premiers, car la paresse intellectuelle les poussait à croire de prime abord, plutôt que de commencer par se donner la peine d’un examen. C’est ainsi que de jour en jour, le nombre de tels partisans paresseux et crédules d’une opinion s’est accru ; car une fois que l’opinion avait derrière elle un bon nombre de voix, les générations suivantes ont supposé qu’elles n’avaient pu les acquérir que par la justesse de ses arguments. Les derniers douteurs ont désormais été contraints de ne pas mettre en doute ce qui était généralement admis, sous peine de passer pour des esprits inquiets, en révolte contre des opinions universellement admises, et des impertinents qui se croyaient plus malins que tout le monde."

Il avait la dent dure, n’est-ce pas ? Mais attendez, ce n’est pas finit :

"Il n’est pas d’opinion, si absurde qu’elle soit, dont les hommes ne s’emparent avec empressement dès qu’on a pu les persuader que cette opinion est communément reçue. L’exemple agit sur leurs pensées comme sur leurs actes. Ce sont des moutons de Panurge, qui suivent le bélier de tête, où qu’il les mène : Il leur est plus facile de mourir que de penser."




    La référence au Panurge de Rabelais est bien connue et à dire vrai, ce n’est pas bien charitable de nous comparer à des moutons.

    Mais que dire alors du christianisme qui depuis sa naissance veut faire de nous de gentils moutons suivant le "bon berger" ? Quelqu’un se rappelle-t-il quelle est la destination finale vers laquelle le "bon berger" conduit le gentil mouton ?

Le "saigneur" est mon berger (humour noir)


Trêve de citations, faisons appel à la raison !


    Rappelez-vous. Vous êtes sur Transitio et nous ne sommes pas là pour juger, mais pour comprendre !

    Les sciences de l’étude du comportement ont fait d’immense progrès ces dernières décennies. Surtout depuis que l’on commence à comprendre comment fonctionne l’ordinateur de nos pensées secrètes que constitue notre cerveau.

    Il est donc temps de vous parler de la fameuse vidéo évoquée en introduction. Elle illustre brillamment le phénomène désigné "Biais de conformité", mis en évidence par le psychologue Solomon Asch dans les années 50, au cours de ses recherches sur le conformisme sociale.


    Solomon Asch réalisa l’expérience suivante. Des sujets furent convoqués, à qui l’on avait fait croire qu’ils allaient participer à un test de perception visuelle. Chaque sujet fut placé dans un groupe avec 7 autres personnes, on les a assis autour d’une table et on leur montra des images portant des lignes, exactement comme celle figurant ci-dessous. Les membres du groupe devaient donner leur réponse à voix haute, les uns après les autres.


    Mais ce que le sujet ne savait pas, c’est que les 7 autres membres du groupe étaient en fait des comédiens, complices de l’expérience ! Le groupe était disposé de telle manière à ce que le sujet testé réponde toujours en dernier, après les comédiens. 
    Au début de l’expérience, les complices ont pour consigne de donner la bonne réponse, mais au bout d’un moment, ils se mettent à tous choisir unanimement une réponse fausse ! 

Que croyez-vous qu’il arriva ?


    Avec chaque sujet, l’expérience fut menée 18 fois, et 12 fois sur les 18 le groupe de comédien donna unanimement une réponse fausse. Dans ces conditions, seulement 25% des sujets commirent un sans-faute, c’est-à-dire que les 3/4 des personnes testées se laissèrent influencer au moins une fois, en suivant l’avis du groupe, qui donna pourtant une réponse clairement fausse !

    On appelle cela le biais de conformité...

    Bon à savoir, Salomon Asch fut le directeur de thèse de Stanley Milgram, le célèbre psychologue social américain. Cela vous dit-il quelque chose ? Non ? Alors lisez ces deux articles sur Transitio :

Rappelez-vous ce que disait Aristote : "Ce qui semble juste à beaucoup, nous disons que c’est vrai".

Ça marche très bien aussi avec Apple...




Le biais de conformité


    Récemment, des chercheurs américains ont étudié ce qui se passe dans notre tête lorsque nous nous laissons entraîner dans des processus de ce type. Une structure cérébrale nommée insula, repli du cortex cérébral au niveau des tempes, semble déterminer le basculement d’opinion, l’abandon de l’analyse personnelle au profit de la posture conforme aux attentes du groupe.

    Cliquez sur l'image pour accéder à un article en anglais sur le site de l'US National Library of Medicine.



    Vous pouvez aussi lire en français, cet article sur le site de la revue Pour la Science :"Dans chaque homme un mouton ?"

Il éclaire également d’un jour nouveau le débat sur l’influence des masses et des sondages...


    Pour info, lorsqu'il nous arrive d'avoir une idée, cela se passe ici : (Cliquez sur l'image ci-dessous)



La vidéo ! (Enfin !)


Regardez enfin cette vidéo et faites-vous votre opinion (ou du moins, essayez...)

    Si elle disparait de Dailymotion, effectuez une recherche sur l’expérience de Salomon Asch et vous trouverez.

Le site "Science étonnante", par exemple, en fait une bonne présentation.

Désolé pour les inévitables pubs !






Post Scriptum :

Pour les esprits critiques qui ont apprécié les "vacheries" de Schopenhauer, en voici encore quelques autres pour terminer(enfin) cet article ! 😉

"Désormais, le petit nombre de ceux qui sont doués de sens critique sont forcés de se taire ; et ceux qui ont le droit à la parole sont ceux qui, totalement incapables de se former des opinions propres et un jugement propre, ne sont que l’écho des opinions d’autrui : ils n’en sont que plus ardents et plus intolérants à les défendre. Car ce qu’ils détestent chez celui qui pense autrement, ce n’est pas tant l’opinion différente qu’il affirme, mais l’outrecuidance de vouloir juger par lui-même ; ce qu’eux ne risquent jamais, et ils le savent, mais sans jamais l’avouer.

Bref : rare sont ceux qui peuvent penser, mais tous veulent avoir des opinions et que leur reste-t-il d’autre que de les emprunter toutes cuites à autrui, au lieu de se les former eux-mêmes ? Puisqu’il en est ainsi, quelle importance faut-il encore attacher à la voix de cent millions d’hommes ? Autant que, par exemple, à un fait de l’histoire que l’on découvre chez cent historiens, au moment où l’on prouve qu’ils se sont tous copiés les uns les autres, raison pour laquelle, en dernière analyse, tout remonte aux dire d’un seul témoin : « Dico ego, tu dicis ; sed denique dixit et ille : Dictaque post toties, nil nisi dicta vides. » (Je le dis, tu le dis, mais cet autre aussi l’a dit : après que cela a été dit tant de fois, on ne voit rien que des dires.)
Néanmoins, on peut, quand on se querelle avec des gens du commun, utiliser l’opinion universelle comme autorité.

D’une manière générale, on constatera que quand deux esprits ordinaires se querellent, ce sont des personnalités faisant autorité qu’ils choisissent l’un et l’autre comme armes, et dont ils se servent pour se taper dessus. Si une tête mieux faite a affaire à quelqu’un de ce genre, le mieux est qu’il accepte de recourir lui aussi à cette arme, en la choisissant en fonction des faiblesses de son adversaire. Car, comparée à l’arme des raisons, celle-ci est, ex hypothesi (par hypothèse), un Siegfried blindé, plongé dans les flots de l’incapacité à penser et à juger."



Alors ? Vous vous êtes fait une opinion ?  😊


Bertrand Tièche