Article mis à jour le 27/09/2024
Dans la série : "Transitio se pose des questions essentielles".
Mon regard s’est arrêté plusieurs fois ces deniers temps (mai 2013), sur la couverture de Philosophie Magazine, posant la grave question de l’origine du mal...
(Je dédicace cet article à mon jeune collègue Mathieu, qui a lancé ce débat à la pause-café ;-)
En voilà une question !
Le sujet peut sembler ambitieux, mais puisque Transitio a déjà répondu à des questions aussi essentielles que "Pourquoi l’argent rend-il égoïste et asocial ?" ou "Pourquoi les pauvres votent-ils contre leurs intérêts ?", pourquoi ne pas tenter de répondre à cette question terrible mais non moins essentielle "D’où vient le mal ?".
Cette question est tellement énorme qu’elle me fait penser à cette autre question "D’où venons-nous et où allons-nous ?", à laquelle l’humoriste Pierre Dac répondait "Je viens de chez moi et j’y retourne". Mais je vais m’efforcer de traiter un sujet aussi grave avec un peu plus de sérieux.
Attention, terrain glissant !
Pour bien débuter, peut-être faudrait-il d’abord définir ce qu’est le mal ? Mais ce faisant, on commence à s’aventurer sur un terrain glissant, celui du "jugement de valeur". Car il faut le savoir cher lecteur ou chère lectrice, ce qui peut être qualifié de "mal" à une certaine époque ou dans une certaine culture, peut être qualifié de bien dans une autre époque ou culture.
Ouvrir la poitrine de 80.000 prisonniers avec un poignard de jade et jeter leurs cœurs palpitants dans des cratères de pierre pour fêter la construction d’une pyramide à Mexico, les Aztèques trouvaient cela "bien". Maintenant, j’espère que tout le monde conviendra que ça ne l’était pas.
Autrefois, dans notre beau pays, lorsqu’une femme avait été violée et qu’elle souhaitait avorter parce qu’elle ne voulait pas garder le bébé, les bonnes âmes clamaient haut et fort que c’était mal. Qui de nos jours oserait encore dire cela ? (A part les neuneus intégristes, bien sûr)
L’ennui avec le jugement de valeur, vous l’aurez compris, c’est que tout le monde, partout dans le monde, ne donne pas la même valeur aux choses et aux êtres. Certains sont par exemple intimement persuadés que débarquer à vélo au milieu d’un marché et se faire péter la ceinture d’explosifs, c’est "bien". D’autres sont absolument convaincus que gaver les gens de malbouffe industrielle, leur vidanger le cerveau avec des programmes TV débiles et les habiller comme des clowns, c’est répandre les bienfaits de la civilisation.
Vous voyez, c’est compliqué. Et le pire c’est que si l’on forçait tout le monde à partager les mêmes valeurs, ça ne serait pas bien non plus, voire très très mal.
Attention, ne relativisons pas tout !
Mais, me direz-vous, on ne peut pas tout relativiser, il y a bien des "méchants consensuels", du "mal absolu" ! Certes, vous répondrais-je, mais l’histoire montre combien de fois le "mal absolu" fut pris pour le bien. (Je vous conseille sur la lecture sur l'un de mes autres sites de cet article : "L'histoire, la vérité, le bien, le mal et toutes ces sortes de choses très relatives".)
Cependant, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, je ne relativise pas tout (je suis un homme d'opinions). Il y a bien quelque chose, qui à mon humble avis ressemble au mal, mais pour en parler je préfère renoncer au jugement de valeur.
J’ai été fortement impressionné par la lecture des ouvrages de Nietzsche et de Darwin, voici pourquoi je répugne à définir définitivement ce qui est bien ou mal, et surtout pourquoi je cherche à définir ce qui est bien, sous un autre angle, celui de l'évolution.
En effet, si l’on se place dans l’optique de Darwin, on pourrait définir comme bien, ce qui est bien pour l’espèce. On pourrait même appeler cela "le bien commun". Par exemple, est-ce bien pour l’espèce humaine, de dégrader inexorablement son environnement et de transformer ses libres animaux penseurs en hordes de robots connectés à des écrans ? Mais cette interprétation, je suis d’accord avec vous, risquerait de réduire ce qui est bien à ce qui est utile, et ça, ce ne serait pas "bien". Car ce qui est beau, par exemple, n’est pas fondamentalement utile, c’est juste indispensable.
Ah mais vous ne pensiez pas que cela serait si facile, non ?
Reprenons le fil...
Mais je ne perds pas le fil de mon idée et je reviens à ma lecture évolutionniste. Elle m’aide à éviter les jugements de valeurs et je suis même sûr qu’il y a des explications évolutionnistes à presque tous nos comportements. Au fil de notre longue évolution, en effet, certains mécanismes comportementaux, plus efficaces et plus "utiles" que d’autres pour la conservation de notre espèce, ont été conservés, voire développés. S'il en est un qui est sûrement en rapport avec les notions délicates de bien et de mal, c’est bien celui que l’on qualifie d’empathie.
Au bout du labyrinthe, l'empathie...
L’empathie est une notion désignant la faculté de "comprendre les sentiments et les émotions d'un autre individu". Il s’agit en fait de la capacité de "se mettre à la place de l’autre".
Si vous êtes capable de comprendre ou de ressentir d’une certaine façon la douleur d’un tiers, il va de soi que vous devenez incapable de lui infliger cette douleur (ou que ce sera plus difficile). Les progrès vertigineux des neurosciences ont montré ces dernières années que si l’on assistait par exemple à une scène ou quelqu’un se coupe un doigt, les circuits neuronaux de la carte somato-sensorielle impliqués dans la douleur physique étaient activés dans notre cerveau.
Mais alors comment se fait-il, me direz-vous, que le sentiment d’empathie ne soit pas aussi équitablement partagé ? D’où vient que certains soient aussi insensibles à la détresse d’autrui ?
Hannah Arendt, puisque c’est d’elle et de son formidable travail dont traitait Philosophie Magazine à l’occasion de la sortie d’un film ; Hannah Arendt pensait que l’absence d’empathie qu’elle avait constatée sur Eichmann, le bourreau nazi, résultait d’une absence de pensée et de l’usage constant de stéréotypes et de clichés.
Celui qui ne pense pas, perd sa capacité de jugement et par la même, perd son humanité. Il devient un robot.
Et les rats alors ? (Je vous rappelle que ce sont d'eux que parle cet article)
Apprenez qu’un certain Russel M. Church a réalisé en 1959 une bien intéressante expérience de psychologie expérimentale, dans le cadre de ses études concernant l'apprentissage, la mémoire et les processus décisionnels des animaux.
Il a en effet observé qu’un rat à qui l’on avait appris à appuyer sur un levier pour obtenir de la nourriture, arrêtait de s’alimenter s’il voyait que son action (appuyer sur le levier) était associée à la délivrance d’un choc électrique à un autre rat…
(Church, R. M. (1959) Emotional reactions of rats to the pain of others. Journal of Comparative and Physiological Psychology, 52, 132-34.).
Quand on pense que chez les humains, certains sont au contraire payés pour faire souffrir ou donner la mort ! Ces rats ne sont-ils pas étonnants ?
Vous pouvez lire ce texte en anglais sur l'expérience de Church : Do Humans Alone 'Feel Your Pain ?
Apprenez également que l'empathie est une faculté que l'on retrouve chez de nombreuses espèces animales, comme l'a prouvé l'éthologue Frans de Walle. Celui-ci explique dans la vidéo ci-dessous que nombre des facultés humaines préexistaient déjà chez nos ancêtres primates que nous avons en commun avec les singes !
Cette vidéo un peu plus longue est passionnante :
Mais alors, qu'est-ce qui dans notre société humaine, nous ferait perdre peu à peu cette si indispensable empathie, encore si bien préservée dans la société des rats ?
Encore des questions ?!
Qu’est-ce qui peu à peu nous ferait perdre cette faculté de penser ? Cette précieuse faculté qui fait de nous des humains ?
Pourquoi en sommes-nous réduits à rechercher de la pensée ailleurs, en sondant l’espace par exemple ? Et quelle frénésie nous pousse à construire des intelligences artificielles et à rêver de robots presqu’humains, voire plus qu’humains ?
Sommes-nous si fatigués de penser, au point que nous nous recherchions désespérément des remplaçants ?
Fatigués de penser où de souffrir ?
Certains me répondront peut-être qu’ils sont fatigués de souffrir. Je peux comprendre cela. Moi-même, qui ne suis pourtant pas un saint, j'avoue que mon empathie me fait souffrir lorsque chaque matin, dans le métro qui me conduit au travail, je vois tous ces malheureux recroquevillés dans leurs insoutenable misère. La tentation est forte de ne plus y penser, pour ne plus souffrir ne serait-ce qu'une part minime, de leur souffrance. Mais fort modestement je tiens encore à mon humanité ainsi qu’à celle de tous ces miséreux chaque jour plus nombreux.
Choisissez !
Hannah Arendt prétendait c’est par l’action que l’homme peut exprimer son unicité, son autonomie, sa liberté d’homme.
Alors que choisissez-vous ? Être bons comme des rats, stupides comme des robots ? Ou rester tout simplement humains ?
Post scriptum :
Une dernière idée me vient (après je vous laisse tranquille, c'est promis). Qu'adviendrait-il de l'empathie du rat pour ses congénères, si depuis sa plus tendre enfance, celui-ci était contrait de regarder des images de rats martyrisés ? Ne peut-on imaginer, que pour ne pas risquer de devenir fou de douleur, il serait obligé de s'habituer à la détresse de ses congénères et perdre ainsi sa généreuse empathie ? Heureusement pour les rats, ils n'ont ni la télé ni les jeux vidéo et ils n'ont aucune idée de l'existence des dératiseurs.
Blague à part, ne peut-on se demander si notre exposition continue à la souffrance des autres que nous subissons au travers des médias nous diffusant des images violentes, ou de films dans lesquels la violence est même esthétisée, ne contribuerai pas à nous déshumaniser progressivement, ou plutôt à nous faire perdre notre empathie ?
Ne pourrait-on imaginer que la violence, autrement dit "le mal", soit contagieux ?
Alors que faire face, au formidable lobby de la violence ?
Amicalement (et humainement)
Bertrand Tièche
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